Anamnèses Anamnèses

samedi 8 novembre 2014 par Elisabeth, Mary Valette

L’origine vient de la religion hébraïque et signifie : Les souvenirs d’événements concrets qui remplacent l’expression d’un sentiment ou d’une idée.
La psychanalyse l’utilise régulièrement.
Selon Roland Barthes, c’est : l’action que mène le sujet pour retrouver sans l’agrandir ni le faire vibrer une ténuité du souvenir.
Consigne : Raconter un souvenir en mélangeant narration et anamnèses.

Mary

Ma mère tenait boutique dans un quartier ouvrier à Vienne en Isère. Un bric à brac où se mêlaient des fers à repasser à des services de table en porcelaine, des bouteilles de gaz à des ampoules électriques, des casseroles à des barbotines. Elle offrait à la vente tout le nécessaire ménager pour la vie quotidienne des ouvriers qui ne s’aventuraient en ville que pour flâner ou lécher les vitrines. Chez elle, on pouvait acheter à crédit.
Un grand agenda cartonné avec chaque mois reportées les échéances de chacun de ses clients. Mon père tenait les comptes. Que de reproches entendus. Je jouais sous la table.
Zig zak plan, zig zak plan faisaient les métiers à tisser inlassablement de cinq heures à dix huit heures. Assourdissant.
Retour de l’école. Samedi après-midi. Silence dans la rue. Usines fermées. Cartable léger. Eau bue à la pompe. Détours pour accompagner les copines. Retarder l’instant où je pousse la porte du magasin. Carillon de la sonnette, deux marches. Cris dans l’arrière boutique.
Le dimanche après-midi, nous allions parfois avec nos voisins commerçants à " leur campagne ".
La balançoire au bout d’une allée. S’élancer, les jambes repliées puis jetées à la volée, se balancer, cœur soulevé, ciel par-dessus tête.

Myriam

Quand la nuit tombe, une légère angoisse étreint les enfants et même les adultes, C’était l’heure où le bébé pleurait sans raison, où je rêvassais en machouillant mon crayon au lieu de finir mes devoirs,
Petite boîte ronde de colle blanche avec son pinceau en plastique, Forte odeur d’amande amère.
Ma mère épluchait les légumes pour la soupe et préparait le repas du soir. Pour dissiper la mélancolie, elle entonnait des chansons de son enfance :
Je suis le roi d’Espagne
J’aime les filles aux yeux noirs
Là-haut sur la montagne
Nous irons danser ce soir
Tous les soi-ars
Digue digue don-on
Digue digue don
Tous les soirs nous dansons !
Les digue digue don nous faisaient rire et moi j’imaginais ma mère, une grande belle jeune femme brune, dans les bras du roi d’Espagne,
Elle nous parlait souvent de ses parents, Son père l’Ardéchois qui avait parcouru vingt kilomètres à pieds à travers la montagne avec son balluchon pour aller faire son apprentissage de boulanger à St Agrève.
En automne, régal de châtaignes au lait. bouillies dans le lait avec leur deuxième peau, elles s’émiettent en se déshabillant et leur chair farineuse et sucrée fond dans la bouche.
Quand j’étais petite, j’avais souvent des bronchites, à tel point qu’à deux ans on m’envoya plusieurs mois à la montagne. A mon retour, je ne parlais plus. Les hivers où j’étais prise de quintes de toux, ma mère me peinturlurait le dos à la teinture d’iode ;
Chatouilles du coton mouillé qui trace des arabesques : oh, un éléphant avec sa trompe couleur orangée, oiseau, une fleur à odeur d’iode.
Mon père était rentré, c’était pour moi l’heure de dormir, dans l’unique pièce que mes parents avaient pu trouver dans la pénurie de l’après-guerre.
Chapeau de lampe en métal émaillé blanc auquel est accrochée une large feuille de papier kraft pour tamiser la lumière du côté de mon lit d’enfant.

Elisa

Eté de pluie. Il avait fallu ressortir les anoraks des cartons. Eté de larmes et de déchirures. Départ des enfants pour L’Est.
On reprend ses habitudes mais partiellement. Il manque les câlins au réveil de la sieste, l’attente de la maman, les retrouvailles, le thé qui embaume, les sablés en formes de petits bonhommes que les filles croquent, les histoires extraordinaires inventées par le papa.
L’été suivant, il a fait beau. Les mirabelles tombaient en pluie d’or sur l’herbe et dans les paniers.
Une autre vie avait commencé, mélange d’ancien et de nouveau, d’avenir et de souvenirs.
Les hivers sont rudes. On vit devant la cheminée. Les filles grandissent et les jeux de société réunissent la famille éparpillée.
Ici, il reste toujours un objet qui rappelle les uns les autres, qui rappelle le temps d’avant.

Sabine

J’ai huit ans. Comme chaque jour, après l’école, je me précipite à la maison, jette mon cartable et file à la cuisine. Je goûte en croquant goulument du chocolat et mastique lentement le pain.
« Moment familier, moment rassurant, odeur de la tarte aux pommes sortie du four, pas dans l’escalier, douce voix de ma mère, téléphone, un « au revoir Madame », claquement de la porte, fin de la consultation. Mon père, jeune médecin, se prépare à faire ses visites à la campagne.
Instant de bonheur. Impatiente, j’attends son « qui vient avec papa ? » Cavalcade. Suivie de mes petits frères et sœurs, nous nous enfournons dans la citroën familiale ; quelques disputes pour être à la fenêtre…
J’ai bien un peu envie de vomir dans les tournants, mais le charme de la campagne me fait oublier mes nausées.
Premier village, arrêt de la voiture devant une ferme, odeur de fumier, accueil d’un chien fou furieux, hésitation de mon père, chant du coq, charrette enfouie sous une montagne de foin , porte qui s’ouvre, sourire d’une femme à la blouse à carreaux.
Mon père entre chez les fermiers avec son éternel » ah ! Qu’est-ce qui ne va pas ? » Ces mots tant entendus à chaque visite résonnent encore dans mon cœur. Mystère, grand mystère, ce père disparaissant, comme englouti avec un secret bien gardé, car jamais nous ne saurons ce qui s’est passé derrière cette porte.
Merveilleux souvenirs qui me collent à la peau et qui me font sursauter au moindre chant du coq.

Jacqueline

Ecrire une anamnèse quand on est soi-même sujet à l’amnésie… exercice difficile ! Essayons tout de même.

Aux Hières, avec les petites.
“Allez, viens... on monte jouer aux Nieniettes...”.
Sous le toit : une fine couche de neige commence à recouvrir les vélux...
La nuit est tombée sur le Groenland et la tribu doit avancer pour trouver un endroit abrité de la tempête.
Lola à quatre pattes : elle est chien de traîneau (mais comment s’appelait-il ?) et occupe la place de leader, en tête de l’attelage.
Rose, assise sur le traîneau (une serviette posée sur le sol), emmitouflée dans une couverture en guise de fourrure. Elle tient une fille dans chaque bras, deux poupées.
Moi, derrière le traîneau, criant mes ordres au chien de tête, les mains sur le guidon. Le vent souffle fort et nous filons bon train. La neige crisse sous les patins. L’immense plaine se déroule, grand désert blanc.

Lola prend son rôle très au sérieux : allant, venant, haletant, aboyant sur les trainards, les mordant s’il le faut. Rose saute sur sa serviette pour simuler les cahots de l’attelage. Oooh, oooh ! je tire sur les rênes et nous nous arrêtons. Je défais les harnais, les chiens épuisés et affamés se chamaillent. Vite, Rose leur jette les morceaux de viande séchée contenus dans le grand sac.

Il faut dresser la tente. Le lit nous fournit un abri idéal. Rose, ses filles et moi nous pelotonnons sous les couvertures et nous nous endormons bien au chaud. Lola nous réveille en gémissant derrière la tente. En sa qualité de chef de meute, nous la laissons entrer.
Mais pas de repos pour les nomades, il faut partir en quête de nourriture. Un trou dans la banquise, une corde avec deux hameçons.

“ Lola, Rose, il est tard, descendez, on rentre se coucher !”. Nous n’aurons pas le temps de déguster notre poisson…
“Jean Choiche” monte voir et les petites le supplient de faire l’ours polaire, il obtempère. Cris de peur et de plaisir à la fois.
Deuxième rappel, plus impératif. C’est le départ. Peut-être poursuivront-elles l’aventure dans leurs rêves ?
C’était le bon temps, celui des “Niéniettes” !!

Marie Noëlle

La forêt de Tenira était le Parc de la Tête d’Or des coopérants de Sidi Bel Abbès. Ses pins parasols, son air pur, son horizon dégagé, ses clairières et ses chemins ombragés étaient propices aux ébats des jeunes familles d’expatriés pleines de vitalité. Jogging des parents, premiers pas et cache- cache des jeunes enfants, anniversaires sur la couverture jetée au sol.
Le panier en alpha, acheté au « marché nègre », son aspect rude, son odeur végétale, sa robustesse. Plaisir de tenir ses anses grossièrement tressées. Plaisir de le remplir pour les pique-nique : au fond, le gigot froid enveloppé dans son torchon bien propre, au-dessus les vaches qui rit, le pain en galette, les mandarines, les dattes et sur le côté, la gazouse !
En hiver, en Algérie, le soleil est toujours chaud et le givre fond vite. En marchant sur les collines, on enlève les pulls. Le corps, la peau sont stimulés, vivifiés.
Les traces des perdreaux, des lapins, des lièvres, des sangliers. Odeur des herbes foulées. Le petit bouquet de cette plante dont je n’ai jamais su le nom, à la touffe blanche, duveteuse, semblable à une flamme, et si douce au toucher, comme du coton. Cueillies, rassemblées, ces houppettes durent tout l’hiver. Emerveillement face à cette nature hivernale, figée, sèche, en attente de la pluie.
Etonnement devant ces étendues rocailleuses, ces reliefs où la terre labourée est à nu. La couleur des sols passe de l’ocre, au blanc, au brun en suivant les ondulations du terrain comme sur un tableau abstrait : ce spectacle me fascine. Les couches géologiques apparaissent à l’état brut, à fleur de terre.
Etendues immenses et désertiques, parsemées cependant de quelques douars misérables, cachés derrière leurs haies de figuiers de barbarie. On aperçoit des femmes et des enfants. L’air vibre de leurs interpellations. Du linge et des tapis sont jetés sur les pauvres clôtures. Comment vivent-ils ?
Sur la route, au loin, un étrange équipage arrive à pas mesurés. Sur un âne fatigué, est assis un fellah, âgé, semble-t-il. Sa monture est top petite pour lui, ses pieds touchent presque le sol. On en rit. Il porte une veste grise comme nos paysans naguère, mais il est coiffé d’un chèche orange. Son teint basané, ses joues couvertes de poils ras et gris, son regard bienveillant et laiteux, je les revois encore.
D’où venait-il ? Où allait-t-il ? Aurait-il voulu nous parler ?

Marylène

Le marché commençait tout juste à s’animer. Un rayon de soleil matinal peinait à s’infiltrer entre les branches des grands platanes des quais de Saône.
Il faisait encore frais, les marchands emmitouflés, mitaines laissant apparaître des doigts épais rugueux et gourds, disposaient leurs cagettes en bois clair et d’autres plus grandes, en plastique à carreaux vert sapin ou de beaux paniers en osier ronds, hauts et profonds, sur des planches et tréteaux alignés en deux rangées serrées entre bordure de trottoirs et muret de pierre ; ils remplissaient leurs étalages de fruits merveilleux, rebondis, appétissants, étranges, parfois.
Couleurs d’automne. Parfums d’été prolongé, retour au pays de cocagne d’une enfance lointaine, perchée dans un pommier, mon frère armé de la gaule raide emmanchée de son réceptacle haut perché, crochu, coupant, il ratait son coup une fois sur deux et les pommes roulaient à l’infini, j’éclatais de rire, il hurlait, vexé d’avoir raté sa prise.
Plus loin, les étales des producteurs étaient déjà bien remplies, légumes de saisons, poireaux barbus et terreux côtoyaient les choux verts, rouges ou blancs, dodus et fermes comme de trop grosses noix. Tomates de toutes formes, grosses et petites, cornues, longues ou rondes, en grappes ou en vrac qui s’aventuraient entre les courges monstrueuses, boursoufflées, vertes, oranges, granuleuses, teintes mates zébrées et les aubergines lisses, sombres, lustrées dans lesquelles, tel des miroirs convexes, le visage si on s’attardait, pouvait se refléter.
Matisse ! Jan Van Eyck ! Erro ! Miquel Barcelo !
Peinture savante, peinture rugueuse, tableaux encadrés de bronze ou d’or, formes généreuses, couleurs pleines, plates et joyeuses, festins pantagruéliques amassés sur des toiles gigantesques ou petits bijoux de perles savoureuses.
Musée en plein air, parfums mélangés, époques confondues.



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