Le thé des écrivains. Chapitre XIV. Christine. Le thé des écrivains. Chapitre XIV. Christine.

mercredi 18 novembre 2015 par Elisabeth

Christine, plus âgée que ses soeurs Elise et Anne, avait connu la guerre avec ses privations et ses menaces. Elle avait dû avoir peur des bombardements. Elle n’en parlait jamais. Elle gardait dans un coin de sa tête ou de son coeur ses terreurs de petite fille. Elle avait vu son père partir pour la guerre sans comprendre ce qui se passait ; elle en avait gardé le secret.
Elle avait reçu en cadeau, une poupée au corps rempli de son, habillée comme une princesse, dont le visage en porcelaine était inexpressif. Les pieds étaient également chaussés de porcelaine et ils claquaient au moindre pas ou au plus petit câlin.
Quel plaisir pouvaient ressentir les petites filles avec ce jouet en dehors de toute réalité.
On en trouve à présent chez les antiquaires, les brocanteurs ou dans les vide-greniers.
Les poupées des "petites" comme on les appelait, étaient en celluloïde, avec des têtes de bébé. Anne avait même reçu de Tante Gisèle une poupée en caoutchouc.
Christine n’était pas l’ainée mais elle prenait à coeur son rôle de grande soeur. Nathalie mettait de la distance et pensait à son avenir dans le choix de ses études alors que son rang eût exigé que ce fût elle qui jouât ce jeu.
Nous l’avons déjà vu, les quatre soeurs s’entendaient à merveille.
En 1958, étudiante en cartographie, Christine rencontra Franck, étudiant aux Beaux-Arts. Il revenait d’Algérie où il avait effectué son service militaire comme tous les appelés de l’époque. Comme la plupart des jeunes soldats, il était plutôt pour l’Algérie indépendante et ces vingt-sept mois lui avaient été pénibles. Il risquait sa vie pour une cause qu’il ne défendait pas. De plus, il avait été témoin de la torture. De retour en France, il ne parlait pas de cette guerre qui sévissait déjà depuis quatre ans. Ce qu’il avait vu l’avait profondément interpellé. Il préférait peindre des paysages éclatant de lumière. Un soleil semblable à celui qui avait poussé Meursault au crime dans " l’’Etranger" de Camus.
C’est Franck qui avait emmené Elise au Louvre et l’avait initiée au déchiffrement de la peinture.
Elle se rendait souvent chez sa soeur et son beau-frère à Varengeville sur mer. On y peignait, lisait de la poésie, on discutait et on riait beaucoup.
La maison regorgeait d’artistes. Varengeville, Dieppe, c’est très près de Paris. Les peintres aiment la Normandie. Les couleurs sont si variées et délicates.
On ne téléphonait pas directement dans ces petits villages, fussent-ils connus pour les vitraux et la tombe de Georges Braque dans le cimetière marin, le Bois des Moustiers, l’intrigue de "Nadja" d’André Breton, il fallait passer par une centrale téléphonique et demander en l’occurrence le 19 à Varengeville sur mer.
La vie était douce.
Un jour tout bascule. L’accident de Franck, son AVC quelques années après, sa disparition à la veille d’un Noël.
Elise se demandait pourquoi elle ne pouvait pas raconter ces années de bonheur qu’avait été sa jeunesse. Seuls les drames lui revenaient en mémoire.
Les bons souvenirs elle les gardait pour elle comme un trésor. Elle avait eu la chance de les vivre. Elle voulait parler de ce qui lui était extérieur, ce siècle qui s’effritait avec les falaises du Pays de Caux, et donnerait ce XXIe siècle de la démolition, comme elle le nommait.
Dans les années 90, en pleine guerre de Bosnie, Christine rejoignit Franck dans un monde qu’on peut espérer meilleur. Elle faisait partie d’un convoi humanitaire qui sauta sur une mine.
Grand-mère Louise et Françoise étaient encore vivantes mais Elise se sentit orpheline.

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Varengeville sur mer.
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le cimetière marin. Varengeville sur mer.


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