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Le facteur ne passera qu'une fois Le facteur ne passera qu’une fois

lundi 28 avril 2014 par Elisabeth

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« Le facteur n’est pas passé, il passera demain » cette comptine revenait sans cesse à sa mémoire. Il se rappelait qu’on ne lui donnait jamais la lettre ; comme pour la ronde des « lauriers sont coupés », on ne le choisissait jamais pour aller au milieu embrasser « la plus belle ». Laura, elle s’appelait Laura. De l’or dans son nom, de l’or dans ses cheveux, de l’or dans sa voix.

Elle lui revenait par le biais d’un article qu’il avait lu chez le dentiste. Elle était journaliste. Journaliste de guerre. Elle risquait sa vie au quotidien. Il lui avait écrit pour lui faire part de son admiration. Lui répondrait-elle ? Se souvenait-elle de lui ?
Il guettait le facteur. Comme autrefois, il ne passait pas ou il apportait des factures et des prospectus. Viendrait-il malgré la neige ?
Il regarda tomber les flocons par la baie vitrée. Il pensa à l’image rabâchée du blanc manteau, de la ouate, de la douceur et du froid. Il trouva que le tapis blanc (encore un cliché) ajoutait de l’immensité à la plaine qui s’étendait devant lui. Les arbres dénudés étaient majestueux, les feuilles persistantes dressaient des petits bouquets vert foncé en contraste avec la lumière éblouissante de la neige. Au fond, derrière un rideau d’arbres et de brume, on apercevait un toit rouge comme une chaumière salvatrice quand on est perdu dans la forêt.
Il redécouvrait un paysage familier. Son jardin, dont il ne voyait pas la limite ressemblait à une plaine de Sibérie.
Avait-il manqué la voiture du facteur dans sa rêverie ? Non. Il n’était pas passé. Etait-il seulement en retard ? Pouvait-il encore passer ?
Il lui sembla entendre un moteur au loin.

C’était le facteur !
Parmi les publicités alléchantes auxquelles Lucas ne prêta pas attention, il y avait une lettre en provenance de Paris. Il ne reconnaissait pas l’écriture mais il faut dire que Laura ne lui avait jamais écrit. Il ouvrit lentement l’enveloppe. Par peur d’être déçu ? Pour garder plus longtemps l’illusion ?
C’était Laura !
Il n’osait pas lire le message. Savait-elle qui était cet homme qui lui avait fait part de son admiration ? Le nom lui avait-il rappelé l’enfant malingre et isolé de la cour de récréation ? Avait-elle ri en lisant la lettre ? Pensa-t-elle que c’était un inconnu ? En réfléchissant bien, c’était un inconnu. Ils ne se parlaient pas. Parfois elle lui souriait, quand elle levait la tête et découvrait qu’il la regardait. Il rougissait.
Il prit son courage à deux mains et lut la lettre.
Elle le remerciait et lui annonçait qu’elle viendrait à Florange au mois de mai pour un reportage sur la fermeture des hauts fourneaux. Comme il n’avait pas quitté la région, il pourrait lui expliquer la situation, lui servir de guide et l’accompagner.
Elle lui donnait ses numéros de téléphone et son adresse mail.
Enfin, il jouerait un petit rôle dans sa vie !
Il pensa qu’il valait mieux lui écrire ; il avait peur de bafouiller, surtout s’il fallait laisser un message sur le répondeur.
Il lui donna rendez-vous au restaurant du Centre Pompidou. C’est à côté de la gare. Elle ne connaissait pas ce chef d’œuvre qu’il se ferait un plaisir de lui faire visiter.
Bien placé, il pourrait la voir arriver et mieux se préparer.
C’était sans compter sur l’affluence des visiteurs et touristes. La queue pour prendre les billets, la queue devant les ascenseurs, les groupes, les enfants qui courent…Il en avait le tournis parce qu’il devait regarder un point fixe, l’entrée. De plus, il ne savait pas s’il la reconnaîtrait. Auparavant, il n’en doutait pas tant il avait pensé à elle pendant toutes ces années. A présent, il n’était plus si sûr de lui.
Tandis qu’il scrutait la grande porte de verre, elle vint s’asseoir en face de lui.

Il balbutia :
- Laura, je ne t’ai pas vu arriver.

- Dis plutôt que tu ne m’as pas reconnue. Moi non plus d’ailleurs ; mais il n’y avait qu’un type qui se désarticulait dans tous les sens pour mieux voir qui entrait. Cela ne pouvait être que toi. Tout compte fait tu as bien la même tête malgré les rides naissantes et les lunettes.
Lui, il ne pouvait rien répondre. Elle était encore plus belle que ce qu’il avait souvent imaginé.

- Alors, tu es resté dans la région. Tu n’as jamais bougé ?
-Si, si pour le travail. J’ai voyagé. Je voyage encore parfois. Pas autant que toi, naturellement.
Je suis même arrivé à lui répondre en la tutoyant, sans bafouiller.
Comment lui dire que je suis entré dans le système, à elle qui risque sa vie pour saisir l’actualité de près ? Elle va me demander ce que je fais et je vais lui répondre que j’ai repris l’affaire de mon père, que je l’ai modernisée jusqu’à la rendre internationale. J’en étais fier, mais aujourd’hui, j’ai un peu honte. Pas d’idéologie. Et Florange ! N’ai je pas ma part de responsabilité ? Qu’est ce que j’ai fait pour sauver les hauts fourneaux
 ?

-Que fais-tu ?
La voici la question perfide.

- J’ai repris et développé l’affaire de mon père.

- Capitaliste petit bourgeois. Dit-elle en souriant.
Je ne le voyais pas dirigeant une usine, il était tellement effacé ; il ne prenait jamais la parole, rougissait quand on l’interrogeait, quand on lui parlait. Même là, maintenant c’est à peine s’il ose me regarder, mais il ne rougit pas. Il n’est pas mal, d’ailleurs. Mieux que ce que j’avais imaginé d’après mes souvenirs.

Timidement, Lucas proposa :
- Nous pouvons déjeuner là, si tu veux, c’est un très bon restaurant, un grand chef. Ensuite nous pourrons voir l’exposition temporaire « Vues d’en haut » ; cela devrait t’intéresser, c’est sur les répercussions de la photographie aérienne sur l’Art, la guerre, la science, la médecine….C’est très intéressant. Tu pourras laisser ta valise au vestiaire.
Je me demande si je rêve ou si je suis dans la réalité. Je suis là, en face de Laura, je lui parle comme si je la connaissais, je lui dis tu, je lui propose un programme pour la journée. J’ai rêvé d’elle pendant vingt ans, comme on rêve d’une star d’Hollywood à la sortie du cinéma. Elle est là en face de moi.

- Tu l’as déjà visitée ?
- Oui
Il n’a pas toujours la tête dans ses livres de comptes. Il se cultive.

- D’accord pour les nourritures du corps et de l’esprit.
- Depuis combien de temps n’es-tu pas venue à Metz ?
- Des années. Quand je viens pour les enterrements, je ne fais pas de tourisme.
- Je t’ai aperçue à celui de tes parents.
-Tu as même dû me présenter tes condoléances. Excuse-moi ; je ne m’en souviens pas.
- Si tu as le temps, je peux te faire visiter la vieille ville, elle est très belle à présent.
- Et pour Florange ? Tu pourras m’accompagner ?
- Oui.
Je ne peux pas laisser passer une occasion d’être aux côtés de Laura. C’est à mes risques et périls. Elle verra qui me salue, qui ricane. Elle me toisera. Mon bonheur prendra fin.
De toute façon il prendra fin, elle repartira, fermera la parenthèse sur Lucas Lothinger,
Insipide, comme le souvenir qu’elle a dû garder de moi quand elle est partie ; sans jamais penser à moi qui n’ai pas pu l’effacer de ma mémoire.

Après le déjeuner, ils se rendirent à l’exposition « Vues d’en haut ». Laura admirait les lieux. Elle avait vu des photographies de ce nouveau musée mais cela n’avait rien à voir avec le jeu des espaces et des volumes qu’elle observait. La reporter-photographe qu’elle était devenue apprécia les thèmes abordés et l’organisation de l’exposition. Un peu d’histoire la fit réfléchir. Du Bauhaus à Google Earth, quel chemin parcouru !
Laura était fatiguée mais elle avait envie de revoir la ville de son enfance et découvrir les transformations. Elle savait que le quartier médiéval avait été réhabilité, ainsi que les casernes après le déplacement des garnisons. Ils déposèrent sa valise au Novotel de la place Saint Jacques et marchèrent un peu dans les rues piétonnes. Elle photographia ça et là monuments et scènes de vie.
Pour elle, c’était comme si le maire ou un conseiller de la ville l’avait accueillie ; si elle ne ressentait aucune émotion, elle était curieuse de savoir ce que ce petit garçon effacé et timide avait fait de sa vie. Certes, elle n’avait jamais pensé à lui mais il était là, devant elle, c’était amusant. Si elle avait pensé à lui, elle l’aurait vu gratte-papiers dans un bureau, le nez sur ses procès-verbaux, elle n’aurait pas imaginé qu’il pût diriger une entreprise faisant du commerce extérieur. En outre, elle le trouvait très élégant, costume chic et bien coupé. Qu’il se souvienne d’elle et qu’il lui écrive l’avait étonnée, intriguée peut-être et ce reportage sur Florange tombait à pic pour éclaircir le mystère.

Lui, il avait pensé à elle tous les jours. Il n’avait jamais oublié le sourire que lui adressait parfois la petite fille aux cheveux d’or et aux robes d’organdi. Elle avait été un rayon de soleil dans sa morne enfance où il était la risée de tous même de ses frères et de son père. C’était un défi de reprendre l’usine, la faire prospérer, la moderniser. Il l’avait accepté pour prouver qu’il en était capable. La réussite sociale et l’argent ne lui avaient pas apporté le bonheur.

Ils dînèrent à la Brasserie Flo, un très joli restaurant. Lucas répondait aux questions à propos de Florange. Il avait eu l’occasion de rencontrer Mittal, c’était un loup en affaires.
Il pensait que ni les ouvriers ni l’Etat n’obtiendraient ce qu’ils voulaient malgré la bonne volonté du ministre et le combat d’Edouard Martin.
Laura retrouvait le petit garçon qui baisse les bras et accepte son sort. Elle, elle voulait montrer que la France perdait une occasion de s’opposer à un grand de la finance en mettant en valeur la qualité unique de sa production d’acier. Dès qu’on parlait finance, leurs points de vue différaient.
En rentrant chez lui Lucas repassait en mémoire la journée pour la garder longtemps, pour la revivre à volonté ; il savait que cette belle aventure s’arrêterait le lendemain, les vœux des fées ne sont pas éternels.

Comme prévu, le lendemain matin il passa la chercher à son hôtel pour se rendre à Florange. Sur place, il en surprit plus d’un. Personne n’aurait pensé qu’il connaissait personnellement une reporter aussi engagée que Laura Kiminski ; on ne l’avait guère vu prendre parti pour le maintien des hauts-fourneaux.
Ils furent reçus par Edouard Martin en personne et quelques syndicalistes. Les uns les autres prirent la parole pour expliquer la situation et répondre aux questions de Laura.

Pendant le retour sur Metz, ils ne se parlèrent pas. Laura pensait à ce qu’elle écrirait dans son article, Lucas se disait que le rêve allait s’achever.
Laura rompit le silence.
- C’était inattendu mais cela m’a fait plaisir de te revoir. Je dois te remercier de tout ce temps que tu m’as consacré et, je dois te l’avouer je venais dans la région un peu à reculons. Tant de souvenirs. Je n’avais pas envie d’aller chez ma tante, je n’ai rien à lui dire. Je n’ai pas plus d’échange avec mes cousines. C’était très bien ainsi. Enfin, en ce qui me concerne ; toi, cela t’a peut-être perturbé dans ton travail ? Ta vie de famille ?
Lucas ne pouvait pas parler, il répondait par des signes de tête.
Deux jours dans une vie c’est si court ; pourtant ces deux jours-là auraient plus d’importance que toutes ces années passées.
Il parvint à dire que cela lui avait fait plaisir de la recevoir dans le pays de leur enfance.
Elle pouvait revenir quand elle voulait, Elle pouvait lui écrire pour avoir des renseignements supplémentaires lorsqu’elle rédigerait son article. Il pensait que cela lui donnerait l’occasion d’attendre le facteur, d’attendre quelque chose depuis si longtemps…
Ils arrivèrent à la gare. Lucas accompagna Laura sur le quai. Au moment de se quitter, elle demanda :
- Nous avons beaucoup discuté mais peu de nous. Moi, tu te doutes qu’avec la vie que je mène, je ne suis pas mariée et toi ?
- J’ai épousé Catherine Becker.
- Ma cousine ?
- Oui. Parce qu’elle te ressemblait.


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