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Séance de "Danger lecture" consacrée à Annie Ernaux.

10 avril 2015, 11:40, par Jean-François (message 150)

Salut Elisabeth,
Intrigué par ton article et la réponse de Jacqueline, je viens de lire « La Place » et je vais ajouter mon grain de sel à vos analyses.

Pour moi, Annie Ernaux ne cherche pas à écrire un hommage à son père. Son objet, c’est de faire une analyse plate, objective (je dirais clinique), sans pathos ni complaisance, d’une situation sociale qui a été celle du père : la situation de son milieu d’origine, qui l’enferme mais qu’il accepte avec naturel, tout en côtoyant cet autre milieu avec lequel il ne peut communiquer, celui de la petite bourgeoisie de province.
Cette situation sociale a aussi été celle de la narratrice. Elle a pu en pénétrer une autre par ses études, au point, un moment, d’oublier sa première culture. Son livre, à cet égard, est aussi un difficile effort de mémoire pour retrouver cette situation ancienne, pour analyser et comprendre de l’intérieur ces deux cultures qui sont maintenant les siennes.

Mais je reviens au père. Qui est-il ? Un fils de paysans pauvres, qui n’a pu rester à l’école et a été placé très tôt chez d’autres paysans pour soulager sa famille. Comme la situation était inacceptable (cf l’épisode de la viande avariée), il a voulu en changer dès la fin de son service militaire et est devenu ouvrier. Un métier où sa valeur a été reconnue, d’ailleurs, puisqu’un temps il a été contremaitre, et où il a sans doute été heureux (la photo de groupe). Et puis, suite à la guerre, il se reconvertit à nouveau. Avec sa femme, ils acquièrent un petit commerce de bar-épicerie.

Maintenant comme avant, il sait ne pas disposer des codes de la petite bourgeoisie qui l’entoure. Il l’accepte, il ne faut pas péter plus haut qu’on l’a. Lui qui est disert en famille se tait en présence d’autres plus cultivés. Devant des personnes qu’il juge importantes il ne pose jamais de questions. Il fait un effort pour emmener sa fille à la bibliothèque municipale mais ne sait quel livre demander… Il a d’autres valeurs : rapporter le ravitaillement sous les bombardements, bien entretenir son jardin, construire de ses mains les dépendances et un garage, regarder le ciel et savoir le temps qu’il fera… Et, aussi, permettre à sa fille d’accéder à cette autre situation sociale qui lui est interdite. Il le fait, bien qu’il ne comprenne pas ce goût pour les livres et la lecture, qu’il considère un peu cela comme une trahison sociale. Mais à chaque réussite de sa fille, il porte l’espérance qu’elle sera mieux que lui.

Et sa fille les acquiert, ces codes qu’il n’a pas. Quand elle revient en Normandie avec des amies de fac, son père se met en quatre pour leur faire honneur. Il n’est pas naturel. Le sont-elles ? Sont-elles plus fines, elles qui lui disent « Bonjour monsieur, comment ça va ti » ? En Anjou, on dirait : ce sont des grosses poinfines, avec un peu de mépris (c’est drôle, au Québec on dirait : elles sont ben épaisses. Etonnantes résonnances des parlers anciens).

Le gendre, lui, n’a pas eu besoin de les acquérir, les codes ! Ils lui ont été inculqués tout naturellement par sa famille : quand on casse un verre, on ne jure pas. On dit : n’y touchez pas, il est brisé. Quel détachement, quel subtil maniement de l’ironie, quel discret rappel d’une poésie que chacun se doit de connaître ! Le père, lui, a voulu que ses économies servent à aider le jeune ménage… Qui est le plus juste ?

Et ainsi, par ce douloureux travail de mémoire, Annie Ernaux reconstitue cette différence de classes sociales, ce plafond de verre qui a aussi été le sien et qu’elle a pu franchir. Elle ne cherche pas à rendre un hommage à son père, elle ne le ridiculise pas. Elle le restitue dans sa vérité. Elle se retrouve aussi et redécouvre qu’elle l’aime tel qu’il a été, comme une évidence, parce que c’était lui, parce que c’était moi.

Voilà ma compréhension du livre, qui diffère de la tienne. Pardonne-moi ce long commentaire, mais c’est parce que l’article prête à controverse, et c’est tant mieux !

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